Pourquoi les sciences sociales peuvent sembler incompréhensibles
2024-11-05
Auteur: Léa
Sans une formation spécialisée, plonger dans les travaux de penseurs tels que Heidegger peut sembler être un parcours semé d'embûches. Prenez par exemple un extrait de L'Être et le Néant : « La conscience est un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être implique un être autre que lui. » Cette phrase pourrait facilement dérouter le lecteur non averti.
Loin de moi l'idée de relancer le débat éternel entre Camus et Sartre, mais une question se pose : pourquoi certains penseurs sont-ils perçus comme presque illisibles pour ceux qui n'ont pas été formés dans ces disciplines ? Dans certains cas, la complexité peut être justifiée, mais dans d'autres, il semblerait que des chercheurs abusent de jargons obscurs pour exprimer des idées simples. Ce phénomène, souvent appelé « effet Gourou » par l'anthropologue français Dan Sperber, se produit lorsque la difficulté d'un discours est perçue comme un gage de profondeur intellectuelle.
Sperber argue que « l'obscurité inspire le respect ». Il a observé cela dans le contexte intellectuel de Paris, où des figures comme Lacan et Derrida faisaient régner un climat d'appréhension face à leurs écrits. Pourtant, Sperber prévient qu'une telle obscurité peut conduire à une acceptation aveugle des arguments basés uniquement sur l'autorité de leurs auteurs.
Michael Billig, un sociologue britannique, a ajouté une touche d'ironie à cette discussion en publiant en 2013 un ouvrage intitulé Apprendre à mal écrire : comment réussir en sciences sociales. Il y dénonce la mode qui pousse certains étudiants à utiliser un jargon complexe pour prouver leur compétence, soulignant que cela mène souvent à des phrases alambiquées au détriment de la clarté. Avec un humour mordant, il note la prolifération de termes comme « communautisation » ou « encapacitation » qui ne font qu'alourdir la communication.
Billig propose le terme de « nounification » pour décrire la tendance à privilégier l'abstraction au détriment de l'action humaine, un phénomène notoire dans plusieurs articles académiques. Par exemple, il crée des concepts comme « massification » ou « postindustrialisation » qui finissent par n'avoir pour effet que de rendre leur auteur plus obscur qu'accessible.
Un exemple emblématique de ce phénomène est l'affaire Sokal. En 1996, le physicien Alan Sokal a soumis délibérément un article truffé d'absurdités à la revue Social Text pour tester si le jargon pouvait jouer en faveur de la publication. Le fait que cet article ait été publié met en lumière les travers de certains cercles académiques qui préfèrent souvent des écrits obscurs à des vérités simples.
Sokal lui-même déclare que « les faits et les preuves comptent », et il remet en question les fondements d’un certain discours académique qui se complait dans des abstractions. Selon lui, cela aboutit à une valorisation de l'obscurité qui peut étouffer la pensée claire.
Il est crucial que dans le domaine des sciences sociales, nous ne perdions pas de vue que la simplicité et la transparence, comme l'ont montré les expériences de Milgram sur l'obéissance, peuvent souvent révéler des vérités plus frappantes que des discours alambiqués. Ainsi, retrouver un langage accessible est essentiel pour la vitalité et l'impact de la recherche en sciences sociales. Nous devons nous interroger sur la nécessité de rendre nos idées compréhensibles, car la clarté peut être tout aussi percutante que la complexité.