Science

Albert Moukheiber : « Le cerveau est instrumentalisé à des fins idéologiques ou mercantiles »

2024-09-27

Albert Moukheiber est un expert en neurosciences et psychologue clinicien à la renommée croissante. Dans son livre « Neuromania », il explore les illusions et les vérités derrière les discours médiatiques sur le cerveau, critiquant des notions largement acceptées telles que le développement personnel et la prétendue nature humaine. Au cours de cette interview révélatrice, nous plongeons dans un monde où science et idéologie s'entremêlent dangereusement.

Moukheiber commence avec une déclaration percutante : il a écrit son ouvrage pour démasquer les discours simplistes qui exploitent la science cérébrale à des fins commerciales ou idéologiques. Il s'attaque à des croyances populaires telles que l'affirmation selon laquelle nous n'utilisons que 10 % de notre cerveau, souvent évoquée pour vendre des méthodes améliorant ce prétendu rendement.

L'effet le plus alarmant de cette désinformation est son utilisation à des fins idéologiques, comme la justification de l'inaction face aux crises sociétales. Par exemple, affirmer que nos biais cognitifs sont à la source de l'adhésion à des fake news ou qu'ils expliquent notre résistance au changement climatique, c'est transférer la responsabilité de problèmes systémiques sur l'individu. Toutefois, Moukheiber met en lumière comment ces discours sont non seulement erronés, mais semblent également servir à maintenir l'ordre dominant en évitant des analyses sociétales nécessaires.

En outre, il évoque l'usage historique des neurosciences pour justifier des discriminations, que ce soit le racisme, le sexisme ou d'autres formes d'oppression. Bien que nous soyons en 2023, Moukheiber constate que certaines études sont encore utilisées pour perpétuer des inégalités, chaque fois qu'un article souligne une différence entre les cerveaux masculin et féminin sans tenir compte des contextes sociaux.

Le développement personnel, un marché de 45 milliards d'euros, est également scruté. Selon Moukheiber, il est devenu un phénomène auquel les réseaux sociaux contribuent largement, transformant des concepts comme le yoga en une mode consumériste. Il plaide pour un accès à ces plateformes afin d'injecter une parole scientifique qui pourrait influencer positivement les discussions autour de la santé mentale et du bien-être.

Concernant la nature humaine, Moukheiber démontre que nos comportements ne peuvent pas être réduits à des caractéristiques universelles, surtout lorsque les études sont basées sur des échantillons limités, tels que ceux qualifiés de W.E.I.R.D. (Blanc, Éduqué, Industrialisé, Riche et Démocrate). En réalité, nos comportements sont influencés par l'interaction entre notre cerveau, notre corps et notre environnement, une complexité souvent oubliée dans les discours simplistes.

Il aborde également la fausse idée selon laquelle notre cerveau serait « anti-écolo », une affirmation véhiculée dans des ouvrages populaires. Moukheiber argumente qu'en réalité, nos comportements dépendent davantage des contextes sociétaux, incluant des pressions culturelles et économiques, que d'une supposée prédisposition neurobiologique.

Pour contrer la désinformation et le complotisme, il préconise un retour à une confiance renouvelée envers les responsables politiques et les médias traditionnels. Cependant, il avoue ne pas être optimiste quant à cette possibilité, surtout dans un climat politique où la confiance envers des figures comme Emmanuel Macron est en chute libre en raison de l'absence de cohérence des politiques publiques.

Enfin, il remet en question le modèle du déficit informationnel, où l'on pense que fournir plus d'informations suffira à changer les comportements. Selon lui, cela ne fonctionne pas, car nos choix sont influencés par des facteurs complexes tels que l'environnement et les structures sociales. Tout comme nous savons que fumer est dangereux sans que cela n’ait empêché de nombreuses personnes de fumer, notre compréhension des enjeux climatiques doit s'accompagner de changements système si nous voulons une action efficace.

Moukheiber rappelle que même si la résistance au changement n'est pas ancrée dans la nature humaine, il faut du temps et des initiatives concrètes pour provoquer une transformation à grande échelle. Le chemin vers une société plus respectueuse de l'environnement et de ses citoyens est semé d'embûches, mais il est essentiel de ne pas céder à la fatalité.